« Les peuples arabes ne peuvent plus revenir au statut de commis »

Entretien avec Burhan Ghalioun (Al-Ahram) membre du comité de rédaction de confluences Méditerranée

Al-ahram hebdo : Face à la propagation des protestations en Syrie, la répression syrienne pourrait-elle être aussi brutale que celle commise par le gouvernement libyen ?

Burhan Ghalioun : Je pense que dans un premier temps, la brutalité est de mise car les forces essayent de terroriser les manifestants pour les empêcher de protester. On a assisté à la même mise en garde contre la conspiration étrangère et la (conflit confessionnel), comme c‘est le cas au Yémen et en Libye. Dans un premier temps, le système sera féroce, mais une fois que les Syriens brisent le mur de la peur et deviennent nombreux, le système se découragera et un processus de démocratisation pourrait voir le jour même s’il sera peut-être plus long qu’en Egypte ou en Tunisie. Aujourd’hui, aucun système de despotisme n’est capable de tenir (face à la volonté du peuple) ni en Syrie ni ailleurs, même dans les pays du Golfe. Il pourrait y avoir des changements vers l’instauration de monarchies constitutionnelles dans les prochaines années.

Al-ahram hebdo : La situation en Syrie est-elle plus critique, dans le sens où la minorité monopolise le pouvoir au niveau du gouvernement, de l’armée et de la police ?

Burhan Ghalioun : Le pouvoir utilise cela énormément pour dire que tout changement passe par un conflit confessionnel, alaouite contre sunnite. Ce qui explique que certains Syriens hésitent encore. Ils veulent la liberté mais pas au prix d’un conflit confessionnel. En fait, il y a beaucoup de confusion et le régime en profite. Il y a un clan alaouite qui maintient le système actuel et qui détourne les ressources du pays, mais 80 % des Alaouites n’ont rien avoir avec cette corruption, ils ne profitent pas du système et aspirent à la liberté. Le gouvernement oblige les Alaouites à se soumettre, pour maintenir l’unité ou l’apparence d’une unité. Le gouvernement fait un chantage contre les Alaouites et les chrétiens en leur faisant croire que tout changement mènera à la montée au pouvoir de sunnites fanatiques.

— A votre avis, l’intervention occidentale en Libye est-elle justifiée ? Y a-t-il un risque d’enlisement ?

— Il fallait éviter le massacre des Libyens par Kadhafi et il ne fallait pas donner aux autres pays un exemple d’un despote qui arrive à massacrer sans que personne ne réagisse. Cela aurait été un coup dur au processus de démocratisation dans le monde arabe. Il ne fallait pas laisser au pouvoir le régime libyen. C’était choquant et inhumain, mais j’aurais souhaité une intervention arabe, même diplomatique, en l’occurrence de la part de l’Egypte mais les nouvelles démocraties ne sont apparemment pas assez organisées pour élaborer un telle politique. Il fallait qu’il y ait deux garanties à cette intervention. D’abord, qu’elle se passe sous les auspices des Nations-Unies et la deuxième qu’elle ne se fasse pas sur le terrain.

— Quels risques représente cette intervention ?

— Il ne faut pas que cette opération échappe aux Nations-Unies pour devenir une mission occidentale. Or, c’est de plus en plus le cas. Les Arabes doivent manifester afin d’éviter que la coalition ne transforme la situation en sa faveur. La coalition pourrait faire durer la guerre et changer la mission humanitaire en une mission de contrôle de la Libye. Ils peuvent par exemple mettre l’opposition libyenne dans une situation de faiblesse. Plus grave encore, ils peuvent maintenir Kadhafi dans une petite région pour alimenter la dépendance de tout nouveau pouvoir libyen. Donc, l’intervention militaire était inévitable, mais il fallait que les pays arabes prennent beaucoup de précaution car cela touche leur souveraineté. Si les Occidentaux arrivent à faire de la Libye une zone d’influence, cela serait une menace pour la souveraineté égyptienne. Il faudrait que les pays arabes aient la capacité d’arrêter les pays occidentaux lorsqu’ils jugent que ces derniers ont dépassé les limites de la mission fixée par les Nations-Unies comme c’est le cas aujourd’hui. Mais les pays arabes se taisent. Sans compter les Syriens et les Algériens qui apportent leur soutien au gouvernement libyen, car ce dernier représente la contre-révolution.

— Etes-vous optimiste face à ces changements régionaux ? Pourraient-ils donner lieu à une vague de démocratisation ou, au contraire, à une instabilité régionale ?

— Je suis plutôt optimiste mais pas naïf. Je pense que les peuples arabes vont passer à l’ère de la démocratisation sans conflit majeur, mais je ne suis pas naïf dans le sens où en ce moment il y a une contre-révolution. Quand la Tunisie et l’Egypte ont fait leurs révolutions, les régimes ont dû faire face seuls à leurs peuples ; aujourd’hui, il y a des stratégies régionales et internationales contre-révolutionnaires. Ce que font les Occidentaux aujourd’hui en Libye fait partie d’une contre-révolution occidentale, tenter de faire de la Libye, un des pays les plus riches et les plus importants géopolitiquement de la région, une base d’influence (occidentale). Les peuples aujourd’hui doivent lutter contre un régime cruel et également contre ses alliés. Et c’est le cas du peuple syrien qui apparaît seul face à un régime et ses alliés iranien et arabes, notamment les pays du Golfe. Ceci dit, je suis confiant que ces forces contre-révolutionnaires vont perdre car elles vont à l’encontre de l’Histoire. Les peuples arabes ne peuvent plus revenir au statut du commis qu’ils ont vécu pendant plus d’un demi-siècle.

— Comment voyez-vous la situation évoluer en Tunisie et en Egypte après les deux révolutions ?

— J’ai constaté que les gens ont changé. De nouvelles valeurs commencent à apparaître. Il y a eu un changement fondamental dans la psychologie des gens comme dans le système politique. C’est irréversible. Ces révolutions sont un combat, une lutte de transformation. Le premier coup est le renversement du pouvoir et à partir de là, on passe à une autre ère politique et les choses se compliquent.

— Quelles sont ces complications ?

— Après la chute de la dictature, les gens perdent leurs repères. Pendant longtemps, ils étaient habitués à des valeurs liées à la dictature. Après la chute de celle-ci, la démocratie ne s’est toujours pas inscrite entre les individus ni entre la société civile et l’Etat. La société civile ne s’est pas encore adaptée à la nouvelle donne et l’Etat démocratique est plus une idée qu’une réalité politique bien institutionnalisée. Cette perte de repères renforce le sentiment d’inquiétude et d’angoisse et parfois même de désarroi. Les nouvelles règles du jeu ne sont pas encore définies. Ceci est normal. Tout cela nécessite une période de stabilisation qui ne s’est achevée ni en Egypte ni en Tunisie. Les gens continuent à chercher leurs places et la nature de leurs rapports avec les autres. La révolution les a mis dans ce sens dans un désordre mental et intellectuel.

— Qu’est-ce qui a réellement changé ?

— Ce sont les règles du jeu qui ont changé. Comment régler nos différends. Les conflits se sont aggravés mais on a décidé de régler les conflits par des moyens pacifiques. En Tunisie et en Egypte, il y a une défaillance dans le sens où le gouvernement n’a pas réussi à installer des procédures de dialogue avec tous les groupes sociaux et les acteurs politiques. Ni nos sociétés ni nos élites politiques n’ont encore assimilé cette règle car ils ont toujours la culture de la dictature. Même autour d’une table, ils ne savent pas dialoguer. C’est la tâche des intellectuels et des hommes politiques de dire comment on peut dialoguer sur chaque dossier. C’est normal qu’il y ait des critiques très dures et des affrontements dans la société, des inquiétudes que la « révolution soit détournée ». Tout ceci ne me choque pas. Tout est déréglé et il faut du temps.

— Aujourd’hui, certains craignent la montée des islamistes au pouvoir, notamment en Egypte. Ces craintes sont-elles fondées ?

— Il y a une possibilité de la montée des islamistes, mais cela ne sera pas problématique si les islamistes montrent de plus en plus leur attachement aux valeurs de la révolution, qui sont essentiellement démocratiques. S’ils pensent détourner la révolution et prendre leurs distances par rapport à ses valeurs démocratiques, ils vont échouer. De même, s’ils maintiennent un agenda islamique. Un agenda démocratique qui s’inspire de l’islam pourrait donner lieu à un modèle turc. Un Etat séculier et non islamique avec un parti politique qui s’inspire des valeurs de l’islam. Ce scénario pourrait voir le jour en Egypte.

— Certains craignent que ce ne soit plus une expérience iranienne que turque …

— C’est impossible car la révolution égyptienne n’est pas une révolution islamique. La différence est nette. En Iran, le peuple a renversé le régime avec un agenda islamique, qui a unifié les forces de la révolution, non démocratique. En Egypte, à l’inverse, le consensus national qui a permis la victoire de la révolution est fondé sur des valeurs démocratiques. C’est le nouveau pacte national et tous ceux qui vont dévier de ce pacte vont être minoritaires. Aucun pouvoir aujourd’hui ne peut gagner le consensus populaire sans respecter ce pacte. Et il n’y a pas de fatalité que les islamistes gagnent les élections. Il ne faut pas leur donner déjà cette assurance. Il faut que les différentes forces libérales arrivent à se coaliser. Elles sont capables de gagner. Mais au lieu de se rassembler, elles se mettent à se plaindre et avoir peur et à se faire peur. Elles entrent aux élections démissionnaires.

Propos recueillis par Heba Zaghloul

Article publiée le 27 avril 2011 dans Al Ahram hebdo en français.
http://hebdo.ahram.org.eg/arab/ahram/2011/4/27/marab5.htm

Burhan Ghalioun

2 mai 2011