Les Arméniens de Syrie dans le piège

Les Arméniens de Syrie bénéficiaient d’un statut de minorité protégée, mais aussi bâillonnée, sans possibilité d’expression démocratique, comme l’ensemble de la population, quasiment toutes communautés confondues. Entre un pouvoir massacreur et des rebelles qui voient parfois d’un mauvais œil les minorités, les Arméniens choisissent, quand ils le peuvent, la fuite. Mais depuis la fin de l’été leurs situations se dégradent.
Ara Toranian, fondateur et directeur du mensuel « Nouvelles d’Arménie Magazine » (NAM), écrivait en septembre 2012 : « La communauté arménienne de Syrie n’avait pas vraiment besoin de cette guerre pour voir son existence fragilisée ». En 2003, le journal avait publié un reportage d’une de ses reporters, Armineh Johannes, intitulé « Damas l’ancestrale, un dernier carré d’Arméniens qui résiste à l’érosion ». Résumé de ce reportage vieux de neuf ans. Au XVI° siècle, la petite communauté arménienne reçoit la permission de la Sublime porte de construire son église : Saint Sarkis dans le quartier de la porte Touma, le quartier chrétien. Après le génocide de 1915-1918, 20.000 rescapés arméniens se réfugient dans une Syrie devenue protectorat français. En 2003, 80.000 Arméniens vivaient dans ce pays dont seulement 6.000 à Damas. 1.000 dans le quartier périphérique de Jaramana : pâtissiers, charcutiers, joailliers. A cette époque, l’élite arménienne avait de solides positions dans l’économie du pays tel que Nazareth Jakoubian, directeur de la chambre de commerce de Syrie. La famille Jakoubian représentait une trentaine de sociétés dans le pays : Samsung, Nokia, Kodak, Alcatel, Michelin…

Au niveau religieux, la communauté est divisée en quatre. Certains dépendent du catholicos (patriarcat) d’Etchmiadzine en Arménie, d’autres du catholicos d’Antélias en Syrie, les troisièmes de l’église catholique arménienne de Syrie, liée au Vatican, sans oublier une petite poignée de protestants. Dès 2003, la reporter de NAM parlait d’un important mouvement migratoire vers les Etats unis, le Canada et l’Europe. Suite à cette baisse de la population, le nombre de sièges de députés arméniens (au prorata de la population) est passé de deux à un en 1974 (soit un député pour 50.000 personnes) tandis que les Kurdes et les Assyriens n’ont plus de députés (plus nombreux, les Kurdes pourraient avoir une douzaine de députés, mais les députés kurdes sont élus sur les listes du Ba’ath). A l’époque, le député arménien était Simon Libarian, député d’Alep

Mais dans la complexité des relations syro-turques et l’instrumentalisation des communautés kurdes et arméniennes par Damas, il y a des lignes jaunes à ne pas franchir. Les Arméniens n’ont ainsi pas le droit de célébrer en Syrie le 24 avril, date anniversaire du début du génocide, ni d’organiser des conférences sur les relations arméno-azéries.

L’EXEMPLE DES ARMENIENS D’ALEP

En 2003, entre 45.000 et 60.000 Arméniens vivaient à Alep, la capitale économique du pays, et aux alentours, soit la plus grande des dix communautés chrétiennes de la ville et une des plus fortes communautés arméniennes du Moyen-Orient. Les Arméniens y contrôlaient les usines de tapis, tissus, moquettes et employaient des centaines de personnes. 50 usines de la ville étaient sous direction arménienne (textile, caoutchouc, spiritueux, pièces détachées de voitures…). Jusqu’en 1963, les Arméno-alépiotes publiaient quatre journaux : Eprard, Ararat, Arevik, Gantzassar. Dans les rues d’Alep on trouvait aussi les journaux arméniens du Liban comme Zartong et Naïri. Dans la bibliothèque « Violette Djebejian », fondé par son mari, le docteur Djebejian, on pouvait trouver les six éditions de l’almanach Gegharts, des milliers de livres et la collection de photos de M. Daronian sur la communauté entre 1930 et 1940.

Ara Toranian écrivait en septembre 2012 : « La communauté arménienne de Kessab, à quelques kilomètres de la frontière turque, a déjà été la cible d’une première offensive, qui a heureusement pu être jugulée, avec l’aide des forces gouvernementales… Quant à Alep, des Arméniens ont dû constituer des milices afin de protéger leurs quartiers et éviter qu’il ne se trouve en situation d’otage. Pris entre le marteau et l’enclume, soumis à des tentatives d’instrumentalisation, comment les Arméniens vont-ils sortir du piège syrien ». Bref, la même situation qu’au Liban dans les années 70-80.

Les témoignages des Arméniens de Syrie publiés dans NAM montrent l’ambigüité de cette communauté prise entre le marteau et l’enclume. Ainsi, madame Salpi Kasparian, journaliste à Alep déclare : « Le régime actuel de la Syrie nous a donné la plupart de nos droits de minorité, tandis que nous sommes devenus une ossature du pays dans les affaires, l’industrie, la médecine, l’art, la musique et même l’armée…Nous resterons et défendrons notre communauté et l’Etat qui nous a donné l’hospitalité et dont nous faisons partie » !

En août 2012, quand des combattants de l’Armée syrienne libre venus de Turquie ont attaqué le village arménien de Kessab, les forces gouvernementales les ont repoussés et ont distribué des armes aux villageois arméniens pour se défendre. Depuis, d’autres attaques ont eu lieux contre ce village.

Yeghia Jerejian, député libanais du parti social démocrate arménien Hentchak, déclarait plus prudemment : « Si la situation en Syrie empire, il est naturel que la situation des Arméniens empire aussi, comme au Liban. Je peux dire que la situation actuelle en Syrie est mauvaise et qu’elle pourrait devenir pire dans un futur proche. Naturellement, les Arméniens comme les autres citoyens de Syrie, seront affectés par les événements qui vont prendre un tournant très dangereux comme on peut le prévoir ».

Raffi Madoyian, analyste politique d’obédience communiste : « Ce changement important dans la région pourrait remettre en cause le droit des minorités dans la région. Les Arméniens et les chrétiens de Syrie craignent l’arrivée au pouvoir des fondamentalistes de l’islam qui pourraient organiser la déportation des chrétiens comme en Irak et comme celle des Coptes d’Egypte. Ils (les Arméniens), considèrent en conséquence que le régime baasiste totalitaire actuel au moins respecte la liberté des autres religions, des Kurdes, Turkmènes, Assyriens, Syriaques, Araméens à côté des Arméniens. Il y a un danger réel de voir détruit un Etat multireligieux comportant des minorités ethniques. Les chrétiens et les Arméniens craignent donc la prise du pouvoir par une dictature à majorité sunnite, ce qui mettrait fin à leurs droits et signifierait déportation et émigration massive ».

Début août 2012, dans Alep, les combats se sont rapprochés des quartiers arméniens, en particulier Sourp Kevork. 95% des magasins étaient fermés et l’essence est passée de 35 à 250 livres syriennes le litre et le gaz de 450 LS à 6.000. Le gouvernement fournissait encore à l’époque un mauvais fioul et de la mauvaise farine aux boulangeries dans les quartiers entre ses mains, ou neutre. En revanche, les ventes de cigarettes de contrebande ont explosé. Avant la rentrée des classes du 16 septembre, de nombreuses écoles étaient occupées par des familles sans abris. Un organisme central arménien a été formé pour récolter des fonds et a acheté des tonnes de produits de base (farine, blé, sucre, huile). Les Arméniens indigents reçoivent de la communauté 35$ par mois.

LA SOLIDARITE ARMENIENNE

En août 2012, parmi les milliers d’Arméniens qui ont réussi à fuir la Syrie, 2.000 se sont installés en République d’Arménie. Mi novembre, ils étaient 6.000. Alors que la plupart des compagnies aériennes fermaient leurs liaisons avec Damas, la compagnie arménienne, « Armavia » a augmenté les siennes sur Damas et Alep. Entre le 15 octobre et le 8 novembre, trois avions d’ « Armavia », dont deux Antonov 12, ont été détourné par la chasse turque et obligé de se poser à Ankara ou Erzerum. Les Turcs les accusaient de transporter des pièces de missiles pour le pouvoir de Damas. Entre le 9 juillet et le 6 août, « Armavia » a transporté environ 600 Arméniens d’Alep à Erevan. Depuis novembre Armavia a fermé sa liaison sur Alep. Cet été, 500 enfants d’Alep et de Damas ont passé leurs vacances dans des colonies en Arménie, dans la région montagneuse d’Hankavan, acheminés aux frais de la banque centrale d’Arménie et par un homme d’affaires russo-arménien. Pour le ministre de la diaspora, Hranush Hakobian, « les enfants pourraient séjourner plus longtemps en Arménie si la situation continuait à se dégrader en Syrie ».

Les réfugiés arméno-syriens actuellement en République d’Arménie sont originaires d’Alep, de Kessab, de Deir Zor, de Hasaké, de Latakié et de Damas. 80% de ces réfugiés n’ont pas trouvé d’emplois et risque de rester longtemps au chômage. Depuis début novembre, l’Union générale arménienne de bienfaisance (UGAB), fortement implantée dans la diaspora occidentale, distribue 110 euros par mois à 350 familles de réfugiés. Quant au Comité de secours urgents aux Arméniens de Syrie, il distribue gratuitement des médicaments, des vivres et des couvertures.

En octobre, le quartier arménien d’Alep, Nor Kiour, a été touché par des obus. Parmi la population arménienne, des milices d’autodéfense commencent à s’organiser dans ce quartier et dans les deux autres, Al Solymanieh et Villaen. Le soir, des volontaires arméniens armés se postent à l’entrée du quartier et dans les entrées d’immeubles. En effet, la communauté refuse de soutenir l’ASL ou le gouvernement. Elle garde ainsi une sorte de neutralité hasardeuse, comme ce fut le cas durant la guerre du Liban.
Le Comité de soutien d’urgence (mise en place par les trois confessions arméniennes, apostolique, catholique et protestante) gère l’argent envoyé par la diaspora et s’occupe du dispensaire, de la distribution de vivres (ration pour quatre personnes pour une semaine) et du relogement pour les familles dont les logements ont été endommagés par les combats. Mais avec l’embargo américain sur la Syrie, les importantes sommes d’argent de la diaspora americano-arménienne sont bloquées.
Pour Mgr Miriatian, archevêque catholique d’Alep : « Les Arméniens redoutent une configuration où ceux qui prendraient le pouvoir seraient d’une mouvance salafiste extrémiste. L’exemple de l’Irak ne préfigure rien de bon et on se demande, au cas où ce type de pouvoir l’emporterait, si nous, chrétiens, nous devenions des citoyens de seconde catégorie ou si l’on respectera ce que nous sommes. Jusqu’ici, il n’y a pas d’exode massif des Arméniens. Nous n’y sommes pas favorables et nous leur demandons de rester ici en Syrie ».

Le 30 octobre, les Arméniens sont devenus ouvertement la cible des combattants de l’ASL. Un autobus qui faisait la liaison Alep-Beyrouth a été arrêté. Les sept passagers arméniens ont été débarqués et pris en otage. En échange de leurs libérations, les rebelles demandent la libération de 150 des leurs, emprisonnés par les forces de Bachar El Assad et une rançon de 500.000 dollars. La communauté arménienne compte mi-novembre 40 morts, 66 blessés, 7 otages, et 2 appelés du contingent disparus.

Quoi qu’il en soit, il y a de forte chance que les Arméniens de Syrie suivent le même chemin que ceux du Liban, de l’Irak et de l’Iran, vers la Californie, le Canada, l’Europe occidentale et l’Arménie.

Christophe Chiclet, membre du comité de rédaction de Confluences Méditerranée

10 décembre 2012