Iran : Pourquoi la révolution ? Trente ans après, où en est-on ?

La révolution de 1979 était-elle inévitable ? Il est de notre devoir de répondre à cette question car les enfants de ceux qui ont participé à la révolution et qui ont vécu toute leur vie sous la République islamique demandent sans cesse à leurs aînés : Pourquoi avez-vous fait la révolution ? Vous viviez sous un régime despotique qui, au moins, était moderne alors que la République islamique, elle, nous impose des lois encore plus arriérées.

Pour ma part, après une vie passée à m’interroger sur les causes de cette révolution à laquelle j’ai participé, je réfute les thèses selon lesquelles la révolution est le simple résultat de l’action de la gauche ou du clergé radical sous la direction de Khomeini ou la conséquence de l’intervention étrangère ou encore des erreurs de Carter. La révolution de 1979 est un immense séisme dont les prémisses remontent à au moins trente ans ou même un siècle avant son déclenchement.

Si vingt-cinq ans avant la révolution de 1979, le Shah, avec le soutien des gouvernements britannique et américain sous la houlette de Eisenhower et de Nixon, n’avait pas renversé, par un coup d’Etat, le premier ministre Mossadegh et son gouvernement légal, la révolution de 1979 aurait-elle eu lieu ?

Si après ce coup d’Etat, le Shah avait, ne serait-ce que graduellement, ouvert l’espace politique du pays et laissé éclore un minimum de libertés politiques en Iran, la révolution de 1979 aurait-elle eu lieu ?

Si en Iran, le projet khomeiniste de la « tutelle du Guide suprême » (Velayat-e-Faqih) n’avait pas été censuré et interdit, si les mouvements patriotiques n’avaient pas été exclus de la scène politique par le Shah, le clergé aurait-il joui d’un soutien populaire aussi exclusif et aurait-il eu la force d’établir un gouvernement religieux en Iran ?

Si trois ans avant la révolution, le Shah n’avait pas encore réduit l’espace politique en imposant le parti de la Résurrection, créé à son instigation, comme le seul parti légal du pays auquel tous les Iraniens étaient tenus d’adhérer sous peine d’avoir à quitter le pays, la révolution aurait-elle eu lieu ?

Dans son dernier procès, M. Bazargan invitait le Shah à appliquer les lois fondamentales de la Révolution Constitutionnelle de 1906 et à saisir la dernière occasion qui lui restait d’apaiser pacifiquement les rancoeurs. Il prédisait que les jeunes générations utiliseraient un autre langage -c’est-à-dire le langage de la violence – pour lui parler. Bazargan fut condamné à la prison après ce plaidoyer historique. Deux ans avant la révolution, dans une lettre à l’adresse de sa « majesté le Shah », l’avocat Ali Asghar Haj Seyed Javadi écrivait qu’il entendait les murs du régime se fissurer. Il fut le dernier réformateur qui invita le Shah à respecter la Constitution de 1906. Des années avant le coup d’Etat d’août 1953, Qavam Al-Saltaneh, homme politique expérimenté et fidèle à la monarchie, avait écrit au Shah que la violation des lois constitutionnelles et la fragilisation de l’Assemblée Nationale mettaient en danger l’existence même de la monarchie. Des années avant l’avènement des Pahlavi, cinquante ans avant le coup d’Etat de 1953, les Iraniens se sont révoltés pour mettre fin au despotisme de Mohammad Ali Shah et pour instaurer des lois constitutionnelles. Dans la cour martiale où il fut jugé, le premier ministre Mossadegh rappela au Shah ses devoirs, il lui rappela qu’il était de sa responsabilité d’homme d’Etat de soutenir son Premier Ministre légal au moment où celui-ci s’opposait à la convoitise des puissances étrangères, non de s’allier à ces mêmes puissances contre l’intérêt de son peuple.

La révolution de 1979 survint alors que le Shah avait détruit tous les ponts qui le reliaient à la population. La révolte était la conséquence d’une foule d’espoirs et de frustrations accumulées depuis un siècle et surtout depuis le coup d’Etat de 1953.

Mais dès le lendemain de la révolution, les forces qui s’étaient trouvées unies contre le despotisme monarchique ont commencé à s’opposer entre elles. Nombre d’entre nous qui avons participé à la révolution dans différents mouvements politiques et qui étions opposés au remplacement de la dictature du Shah par le despotisme religieux reconnaissons que nous aurions dû nous unir pour réclamer la liberté des partis et des syndicats et refuser le recours aux actions violentes.

Le clergé, sous la direction d’un ayatollah Khomeini qui, bien avant la révolution, avait cherché à imposer son hégémonie au mouvement révolutionnaire, devenait de plus en plus violent et répressif contre ses opposants. M. Bazargan, le premier Premier Ministre de la République écrit que l’ayatollah Khomeini, avant la révolution, avait pour slogan « tous ensemble » mais dès le lendemain de la fuite du Shah le principe de son action devint « tous avec moi » et il commença à monopoliser tous les pouvoirs et à trahir toutes ses promesses passées. Non seulement les opposants à un gouvernement religieux ne furent pas tolérés mais les partisans du nouveau gouvernement qui n’approuvaient pas les méthodes et la politique de Khomeini étaient victimes de purges successives.

Dans les premiers mois puis les premières années qui ont suivi la révolution, l’étroitesse de vue et la violence du nouveau gouvernement suscitèrent la colère et la violence des opposants qui, à leur tour, fournirent le prétexte au régime pour redoubler de violence et restreindre plus encore les libertés politiques.

En octobre 1979, un groupe d’étudiants et d’élèves d’établissements religieux sous la houlette d’un clerc, Hojatoleslam Moussavi Khoïniha qui reçut l’approbation et le soutien de l’ayatollah Khomeini, occupèrent l’ambassade des Etats-Unis à Téhéran et prirent en otage le personnel de l’ambassade. Cette prise d’otage qui fut un tournant dans les relations entre le clergé au pouvoir, les modérés du gouvernement et les opposants, provoqua la chute du gouvernement de Bazargan et marqua une nouvelle étape dans le monopolisation du pouvoir par les groupes religieux radicaux.

L’espace politique des libéraux et des démocrates se réduisit encore. L’occupation de l’ambassade des Etats-Unis marqua le début de la répression des libertés auxquelles la population venait à peine d’avoir accès avec la révolution. Moins d’un an après le début de cet événement alors que les Américains étaient toujours otages, avec l’attaque de l’armée irakienne contre l’Iran et l’occupation d’une partie du Khouzetan, une guerre de 8 ans commençait. Sans la prise d’otage à l’ambassade américaine, la guerre Iran-Irak qui fit des centaines de milliers de morts et d’amputés et des milliards de dollars de dégâts n’aurait peut-être pas été déclenché. La rupture des relations entre l’Iran et les Etats-Unis, les révoltes ethniques et les conflits entre différents mouvements politiques et le feu vert de plusieurs puissances occidentales ont conduit Saddam Hussein à s’imaginer que le temps était venu pour lui de réaliser ses visées expansionnistes et d’occuper le Khouzestan iranien.

Durant toute la période de la guerre, les forces armées furent purgées à maintes reprises au profit des éléments les plus radicaux. La guerre était un prétexte très utile pour réprimer les opposants et ignorer les aspirations populaires.

Bien après la guerre, les dirigeants de la République islamique continuent d’invoquer les menaces ou les pressions étrangères pour justifier les défaillances des politiques gouvernementales.

Fragilisation des oppositions à l’intérieur de l’Iran et expansion de l’influence de la République islamique dans la région

Comme le régime du Shah était considéré comme un allié des Etats-Unis et d’Israël, l’occupation de l’ambassade américaine par les partisans de l’ayatollah Khomeini contribua à une certaine popularité de la République islamique dans les pays musulmans.

L’attaque de Saddam Hussein contre l’Iran, soutenu par la plupart des pays Occidentaux qui, à l’époque, vendaient sans scrupule des armes -y compris chimiques- à l’Irak, a été l’occasion pour les dirigeants de la République islamique de renforcer les militaires, notamment le corps des Gardiens de la Révolution. Pour défendre la patrie contre l’attaque de Saddam, il était légitime d’investir le potentiel économique et scientifique du pays dans le secteur militaire. La structure économique et politique de la République islamique a été forgée pendant cette guerre où l’Iran s’est retrouvé isolé.

Les tensions entre l’Iran et les Etats-Unis depuis les années 80 ont toujours profité au clan des idéologues radicaux et a servi à justifier le contrôle de l’espace public. La politique de Bush a renforcé considérablement cette tendance. L’intervention américaine a débarrassé la République islamique de Saddam Hussein et a facilité son influence chez les chiites irakiens. La guerre de 2006 au Liban a consolidé le Hezbollah et par la même occasion l’influence de l’Iran. La faiblesse des gouvernements arabes alliés des Etats-Unis, leur incapacité à influer sur le conflit du Proche-Orient aussi renforce la République islamique dans la région. Sa propagande porte à l’extérieur de l’Iran. La montée des extrémismes islamistes en Arabie Saoudite, au Pakistan, en Egypte rend ces Etats très instables et montre, de fait et par contraste, la puissance de l’Iran qui dispose de 9% des ressources mondiales connues de pétrole et 15% des ressources connues de gaz.

Echec de l’idéologie et aspirations démocratiques

La puissance régionale que représente, de fait, l’Iran ne signifie pas qu’il y ait une adhésion de la population aux discours du gouvernement actuel ni à sa politique économique dont les effets désastreux provoquent tous les jours des contestations éparses à travers tout le pays.

S’il y a trente ans tous les mouvements politiques cherchaient à établir une forme de dictature (dictature du prolétariat, république islamique, despotisme monarchique, société unitaire…) et si les partisans du pluralisme faisaient exception, aujourd’hui ce sont ceux qui cherchent à remplacer la république islamique par une nouvelle forme d’autoritarisme qui sont l’exception. Avant la révolution, les démocraties occidentales, à cause du soutien au coup d’Etat de 1953, étaient considérées comme répressives et corrompues. Elles étaient discréditées. Ce discrédit était un terreau fertile pour les idéologies. Mais trente ans après la révolution, ce qui est discrédité c’est le gouvernement religieux et idéologique.

L’absence d’opposition organisée à l’intérieur du pays expose, cependant, les contestataires anonymes si nombreux en Iran à la répression et au désespoir. Malgré ces blocages, la société iranienne a une spécificité unique dans la région : elle a fait l’expérience de l’échec de l’islam en politique, elle sait que l’idéologie islamiste n’a pas amélioré son quotidien. En Iran, il existe une véritable aspiration à l’instauration d’une démocratie séculaire. Les étudiants, les femmes, les avocats, les ouvriers, les artistes, les enseignants, les journalistes, les écrivains réagissent quotidiennement aux politiques officielles et protestent. Bien que le gouvernement monopolise les médias, l’idéologie de la République islamique agonise et l’aspiration démocratique se renforce de jour en jour.

Pendant trois décennies et plus particulièrement pendant le mandat de George W. Bush, les tensions entre les Etats-Unis et l’Iran ont profité aux idéologues et aux extrémistes de la République islamique. Un apaisement des relations entre les deux pays qui nécessite une atténuation de la propagande de la République islamique hostile à l’Occident permettrait d’ouvrir légèrement le champ du débat public iranien et donnerait un nouvel élan aux forces démocratiques.

Ali Keshtgar, essayiste, rédacteur en chef de www.mihan.net

28 février 2009