Entretien avec Haoues Seniguer

Enseignant à l’IEP, chercheur en sciences politiques, GREMMO Lyon.

Rédaction de confluences Méditerranée : Que dit la géographie électorale de l’implantation des islamistes ? Quels territoires et quelles catégories d’âge sont les plus concernées par ce vote ?

On ne peut, pour l’heure, se fier qu’aux seuls scrutins antérieurs car nous n’avons pas suffisamment de recul pour établir une géographie électorale rigoureuse. Néanmoins, des lignes de forces peuvent se dégager. Le PJD est un parti urbain qui recrute dans les milieux éduqués. Ce n’est pas un hasard s’il perce une nouvelle fois dans les grandes villes : Rabat, Casablanca, Tanger, Marrakech (ce qui est une nouveauté) etc. Il apparaît également qu’il aurait progressé dans le milieu rural là où il échouait systématiquement à cause des réseaux clientélistes animés par des notables proches du milieu des affaires et des centres du pouvoir qui achetaient les voix. Les jeunes sont une cible particulièrement réceptive à un discours identitaire de rupture. Mais il y a aussi la bourgeoisie pieuse qui, tout en étant critique sur certains aspects du projet islamiste, semble séduite également par le discours du PJD. Vient aussi se greffer, je crois, le salariat modeste. Toutes les classes sociales sont touchées.

Quels ont été les grands messages du parti de la justice et du développement ?

Son discours consistait moins à proposer de nouvelles réformes, ce que le PJD a aussi fait, bien entendu, que de rompre avec des pratiques jugées corruptrices ; les membres du parti se sont par exemple battus contre le fait que certains acteurs politiques tirent profit, depuis des années, de leur fauteuil de député pour cultiver des formes d’ascension sociale et d’enrichissement personnel. Par ailleurs, le plus surprenant, du côté du PJD, est d’être parvenu à « vendre » son discours de lutte contre « la dictature » alors que, paradoxalement, la monarchie qu’il soutient sans discontinuer depuis fort longtemps, en est le principal moteur compte-tenu de sa forme néo-patrimoniale. C’est une véritable réussite en termes de marketing politique.

Comment expliquer leur progression depuis les dernières législatives ?

Le PJD a bénéficié de l’effet Al-Nahda en Tunisie qui a, d’une certaine façon, crédibilisé auprès de l’opinion publique, pas forcément acquise aux thèses de l’islamisme, une nouvelle offre politique qui prend en compte les spécificités de l’environnement culturel et religieux du Maroc. Il a su tirer profit du printemps arabe plus que les autres. Puis, ce peut être aussi par défaut que les Marocains ont voté PJD parce qu’il jouit d’une virginité à l’échelon national : ses cadres n’ont jamais occupé des fonctions gouvernementales. Par ailleurs, il n’est pas frappé par le discrédit qui touche les autres partis usés jusqu’à la corde par l’exercice d’un pouvoir largement formel…

Quels dispositifs para-électoraux ont été utilisés par le PJD ?

La forte implantation du PJD et des structures associatives qui en dépendent peu ou prou, comme le MUR (Mouvement Unicité et Réforme), dans les réseaux de solidarité (accompagnement scolaire, créations d’écoles privées, aides au retour à l’emploi etc.), où l’Etat est généralement absent, a crédibilisé son action sociale et son discours. Les militants du PJD sont très actifs dans le tissu social. Il est donc fort possible qu’ils aient réussi à convaincre leurs concitoyens de voter pour eux.

Quelles sont les fonctions sociopolitiques que remplit le PJD ?

C’est une question capitale. Le PJD, depuis au moins la fin des années 1980, a donné de nombreux gages de loyalisme à la monarchie ; mais également aux organismes et institutions internationales car certains de ses membres ont même effectué des voyages officiels aux Etats-Unis ainsi que des études et des recherches au sein du Congrès américain. Le PJD est la caution morale de la monarchie et du régime auprès des Marocains lassés de la politique. Il joue pour rôle « assigné » de revitaliser, de re-dynamiser un champ politique « désamorcé » miné par l’enrichissement personnel de ses acteurs. En captant la voix des mécontents de la politique ordinaire, en investissant le champ social, la monarchie cherche à désamorcer la gronde populaire en donnant précisément au PJD le rôle de stabilisateur. Le Palais continue, par ailleurs, d’exercer, par voie extraparlementaire, un contrôle étroit sur les mécanismes décisionnels et d’allocation du pouvoir politique et économique. Il n’est donc pas étonnant d’entendre les cadres du PJD de dire que « la monarchie n’a rien à craindre. » Dans la mesure où celui-ci ne lui dénie aucune de ses prérogatives actuelles. Avec le PJD, l’autoritarisme marocain a encore de l’avenir mais un avenir très incertain…Le taux de participation, d’à peine plus de 45%, est là pour nous le rappeler. Et le mouvement du 20 février n’a apparemment pas l’intention de s’arrêter en si bon chemin…

Propos recueillis le 28 novembre 2011

Haoues Seniguer, maître de conférences en science politique à Sciences Po Lyon. Membre de l’ISERL (Institut Supérieur d’Étude des Religions et de la Laïcité), Lyon. Membre du comité de rédaction de Confluences Méditerranée.

29 novembre 2011