Dictature un mal arabe ?

Article parus dans le nouvel observateur. Janvier-février 2012. Les espoirs démocratiques nés de la décolonisation ont vite été balayés par l’établissement de régimes autoritaires. Pour autant, tous les chefs d’État arabes de la seconde moitié du xx’ siècle n’ont pas été des despotes entièrement insensibles au sort de leur peuple Par Paul Balta.

LeNouvel Observateur
Dans le monde arabe du lendemain de la SecondeGuerre mondiale, le rejet de la colonisation s’accompagne d’un désir de démocratie. Celui-cl s’exprime notamment sous la forme du socialisme arabe : cette idéologie, telle qu’elle estnotamment définie par le partlBaas des ori gines, est -elle bien au départ un projet démocratique ?

Paul Balla Michel Aflak, le Syrien orthodoxe qui a fondé le parti Baas – en français, « Résurrection » – en avril 1947 à Damas avec son compatriote sunnite Salah al-Din al-Bitar, a défini le socialisme arabe comme un mélange de socialisme – et non de marxisme, jugé matérialiste et athée – et de nationalisme panarabe. La devise du parti était ainsi « Wahdah, Hurriyah, Ishtirrakiyah », soit  » Unit é, Liberté, Socialisme » : à côté de l’ambition de créer un seul État arabe, ce premier parti Baas, anticolonialiste et anti-impérialiste, qui prônait la laïcité pour abolir les frontières confessionnelles divisant la nation arabe, se voulait clairement démocratique. J ’en veux pour preuve l’article 42 de sa charte, qui dit notamment : « L’inégalité de classe est le résultat d’un état social corrompu. Pour cette raison le parti lute dans les rangs des classes laborieuses opprimées, jusqu’à ce que cessent cette inégalité cette discrimination, que les citoyens recouvrent tous leur valeur humaine intégrale, et qu’il leur soit rendu possible de vivre dans un régime social équitable, sans privilège de l’un sur l’autre, sinon celui de la capacité de l’esprit et de l’habileté de la main :»

En Syrie, le parti Baas, qui devient une force politique importante dans les années 1950, entend ainsi accéder au pouvoir de façon légale. C’est seulement l’échec de la République arabe unie, cette éphémère union de la Syrie avec l’Égypte nassérienne, entre 1958 et 1961, qui provoque la mutation du Baas : le parti est alors pris en main par les militaires, qui optent pour la dictature.

Dans les États arabes devenus Indépendants, le nationalisme tend très vite à supplanter les ambitions démocratiques. Dès 1955, Michel Aflak écrit ainsi que Nasser, le plus emblématique de ces leaders nationalistes, a une tendance à la dictature. Le régime nassérien était-il dictatorial ?

La République nassérienne créée après le coup d’État militaire contre le roi Farouk Ier . en juillet 1952. était un régime sans doute autoritaire, mais pas dictatorial, comme le sera celui d’Hosni Moubarak à partir de 1981. L’attachement de Nasser au peuple égyptien n’était pas feint : il a nationalisé l’industrie, procédé à une réforme agraire et réalisé de grands projets de travaux publics, comme le haut barrage d’Assouan ; il a par ailleurs modernisé le système éducatif égyptien. encouragé la littérature, les arts et le cinéma. Ce qui le sépare également des dictateurs arabes contemporains, c’est sa grande intégrité : à sa mort, en 1970, son seul bien personnel était la petite maison dans laquelle il avait vécu.

La grande déslllusion des pays arabes au terme de la guerre des Six Jours contre Israël en 1967 ne constitue-t-elle pas aussi une défaite pour la démocratie, les leaders arabes étant dès lors surtout préoccupés de se maintenir au pouvoir ! C’est notamment après cette guerre qu’en Syrie Hafez al-Assad prend le pouvoir et finit de transformer le régime baasiste en un État totalitaire.

Il faut rappeler qu’av ant même le coup d ’État du général Hafez al-Assad, le 13 novembre 1970, la Syrie avait basculé dans un régime militaire dictatorial, mais particulièrement instable, Al-Assad présentait, certes, tous les attributs du dictateur, du culte de la personnalité au choix de son successeur au sein de sa descendance. Mais la surveillance policière étroite de la société, et la répression sévère contre toute forme d’opposition – culminant lors de l’écrasement du soulèvement des Frères musulmans, à Hama en 1982 – ont eu un mérite paradoxal, celui d’assurer la stabilité du pays et de permettre le redressement de son économie. De même que son intransigeance face à Israël n’a pas empêché Hafez al-Assad de devenir un acteur incontournable des négociations de paix au Proche-Orient, car c’était un habile diplomate. Dès 1972 , il m’avait ainsi confié : « Damas demeure le cerveau et le centre stratégique de la région. Tout le monde sait que, sans la Syrie, il ne peut y avoir de paix. »

Son fils Bachar al-Assad. qui lui a succédé en 2000, a maintenu la dictature avec beaucoup moins d’habileté, refusant tout dialogue, comme l’a prouvé sa violente réaction face aux manifestations syriennes du printemps arabe. À mes yeux, il n’aura pas d’autre choix à terme que de renoncer au pouvoir.

Même les régimes se proclamant socialistes, comme l’Algérie du FLN, se sont montrés dans l’exercice du pouvoir peu enclins à réaliser des réformes démocratiques. Vous avez très bien connu l’Algérie de Boumedienne. Quelle place ce dernier, parvenu au pouvoir par un coup d’État en juin 1965, accordait-il à la démocratie ?

De 1973 à 1978, en tant que correspondant du Monde à Alger, j’ai eu 50 heures d’entretiens en tête-à-tête avec Houari Boumedienne. Il était très fier d’avoir institué les Assemblées populaires communales (APC), en 1967, et les Assemblées populaires de wilayas (APW), en 1969. Début 1975, il m’a dit : « Pour ce qui est de la démocratie, mes prédécesseurs ont fait les choses à l’envers en commençant par l’Assemblée nationale. C’est comme s’ils avaient mis la pyramide sur la pointe. Moi, j ’ai commencé par la base. » Je lui ai répondu que cela remontait à bientôt dix ans, et lui ai demandé quand il allait instaurer une Assemblée populaire nationale (APN). « Je crois que le peuple algérien n’est pas mûr. Contrairement aux APC et aux APW ; l’APN sera une vitrine intérieure et extérieure. Je ne voudrais pas qu’elle soit la vitrine de nos divisions et de nos régionalismes. » Cela ne l’a pas empêché de réaliser ensuite une série de réformes – Charte nationale, Constitution, élection présidentielle-, avant de créer finalement l’APN en 1977.

En août 1978, Le Monde m’a rappelé pour m’envoyer couvrir la Révolution islamique en Iran. Je suis allé voir Boumedienne pour l’en informer et lui faire mes adieux. Il s’est montré très déçu, me disant :  » Vous avez vécu la mise en place des institutions, il faut aller jusqu’au bout. Il va y avoir des changements importants. J’envisage, pour la fin de1978 ou le début de 1979, un grand congrès du FLN. Nous devons dresser le bilan, passer en revue ce qui est positif, mais surtout examiner les causes de nos échecs, rectifier nos erreurs et définir les nouvelles options. Témoin de notre expérience, vous êtes le mieux placé pour juger ces évolutions et en rendre compte. » Intrigué, je lui ai alors posé quelques Questions : « Envisagez-vous d’ouvrir la porte au multipartisme ? D’accorder plus de place au secteur privé ? De libéraliser la presse ? De faciliter l’organisation du mouvement associatif ? La façon dont il a souri allait dans le sens d’une approbation. Peu après, Abdelaziz Bouteflika m’a confirmé ces intentions positives.

Mais le destin en a voulu autrement ; atteint du même mal que Georges Pompidou, la maladie de waldenstrôm, dont il a été très mal soigné en URSS, Bournedienne est décédé quelques mois plus tard, le 27décembre 1978. Chadli Bendjedid, qui lui a succédé, a introduit la corruption à grande échelle, ce qui a favorisé la montée de l’islamisme.

Saddam Hussein incarne à nos yeux occidentaux le dictateur arabe par excellence. Pourtant,vous avez souligné. à l’occasion de nombreux reportages réalisés dans les années 1970, les aspects positifs de son régime…

Je rappelle qu’avant de diaboliser Saddam Hussein, l’Occident a vanté ses mérites malgré le caractère dictatorial de son régime, et l’a encouragé à attaquer l’Iran de Khomeiny. Depuis la guerre du Golfe, les médias occidentaux ne mettent l’accent que sur les crimes de Saddam. Au nom de la vérité et de l’équité, j’estime qu’il ne faut pas ignorer ses apports.

Homme fort de l’lrak dès le début des années 1970, il est, entre autres, l’auteur d’une triple révolution, industrielle, agricole et culturelle. En 1972, il a nationalisé le tout-puissant consortium international de l’Iraq Petroleum Company.

Grâce aux bénéfices obtenus, il a créé de nombreuses usines. L’Irak a alors connu un développement industriel et social sans précédent . Ensembles architecturaux, routes, centrales électriques, ponts et aérodromes sont apparus un peu partout : en dix ans, 100 milliards de dollars ont été investis dans les infrastructures.

Le PNB par habitant dépassait 2000 dollars : l’Irak est devenu l’un des pays arabes où le niveau de vie était le plus élevé . Une vraie classe moyenne s’est développée et le pays a connu une urbanisation rapide, alors que, dans les années 1960, la population rurale représentait les deux tiers des 7,5 millions d’habitants. La révolution agraire comporte des aspects négatifs, sur lesquels on insiste toujours, en occultant ses apports. Ainsi Saddam a-t-il fait assécher les superbes marais du sud, où vivaient des chiites qui ne le lui ont pas pardonné, pour les transformer en superficies cultivables. Ses ingénieurs ont détourné les eaux de l’Euphrate pour créer, en plein désert, un lac de 60 kilomètres de long : ce grand lac artificiel a fait verdir des zones désertiques et accru la production alimentaire.

Sur le plan culturel, enfin, son bilan est loin d’être négligeable. Sous la monarchie, l’Irak était l’un des pays les moins alphabétisés du monde arabe. Saddam l’a placé en tête et a relevé très nettement le niveau des universités. Il a créé une École culturelle irakienne dans les domaines de la peinture, de la sculpture, de l’architecture et de la musique. Il a bien protégé les différentes communautés chrétiennes et mis en valeur le rôle des femmes dans plusieurs domaines : éducation, santé, économie… cette modernisation n’aurait jamais pu se réaliser sans le soutien actif de la très grande majorité du peuple irakien, mais on a tendance à ne retenir que la période de rébellion. Autre aspect souvent méconnu : des palais de l’époque abbasside avaient été enfouis dans le sable, au fil des siècles . Saddam Hussein les a fait exhumer et réhabiliter. Il a aussi fondé, à Bagdad, un immense Musée national pour rassembler, conserver, faire connaître et admirer le patrimoine historique de l’Irak, qui avait fait l’objet d ’un véritable pillage par les Occidentaux, au XIXe et au début du XXe siècle. Sur ce plan, notamment, l’intervention américaine de 2003 a été catastrophique : au moins 32 000 pièces ont été volées au Musée de Bagdad et sur les 12000 sites archéologiques répertoriés.

Enfin, et pour demeurer sur un simple plan comptable, je rappelle que le nombre de morts imputés à Saddam Hussein – 300 000 chiites et 170 000 Kurdes – reste inférieur au bilan de l’intervention américaine : plus d’un million de morts sur 28 millions d ’ Irakiens, entre 2003 et 2011.

Propos recueillis pas Charles Giol

Paul Balta, membre du comité de rédaction de Confluences Méditerranée

10 janvier 2012