Kurdistan irakien : que faire après le référendum ?

Le référendum qui vient d’avoir lieu au Kurdistan irakien montre bien, après tant d’autres événements, à quel point cette formule n’a désormais plus de sens. Les Kurdes – qui sont, au total, plus de 35 millions – ont évidemment un avenir qu’ils essaient de construire dans des conditions très difficiles et très contrastées selon qu’ils sont en Turquie, en Syrie, en Iran ou en Irak. Depuis près d’un siècle, à l’instar des Palestiniens, ils veulent un toit politique, comme les autres nations de la région. Le traité de Sèvres en 1920 leur avait bien promis un État mais ce texte fut balayé par les rapports de force sur le terrain qui ont permis à la Turquie et à l’Empire britannique d’imposer leur domination.

Le 25 septembre dernier, à la question posée en quatre langues (kurde, araméen, arabe et turkmène), « Voulez vous que la région autonome du Kurdistan et les territoires du Kurdistan situés en dehors de cette région deviennent un Etat indépendant ? », les populations consultées ont donc répondu oui à une écrasante majorité (92%) avec une forte participation (72% sur 4, 6 millions d’inscrits).

La force et la légitimité de ces résultats sont sans appel : dans un moment démocratique incontestable et rarissime dans une région bouleversée par de terribles violences endémiques, un peuple indique clairement sa volonté d’avoir « son » État.

Pour autant, bien sûr, rien n’est réglé tant les contradictions sont multiples et les obstacles considérables…

Les contradictions émanent principalement des Kurdes eux-mêmes en Irak et dans les autres pays où ils sont enracinés.

En Irak, alors même qu’ils ont pu disposer de facto de leur autonomie depuis 1991, ils sont divisés notamment entre le PDK de Massoud Barzani au nord et l’UPK de Jalal Talabani dans la région de Soulemaniyé, sans compter que le parti Gorran a boycotté le référendum. Ailleurs, en Syrie et en Turquie, l’influence dominante est celle du PKK qui entretient de très mauvais rapport avec les partis du Kurdistan irakien. A cela s’ajoutent les arrières pensées politiques de Massoud Barzani qui, sans vrai mandat électoral depuis plusieurs années, a besoin de se relégitimer.

Quant aux obstacles, ils viennent de presque partout : aucun Etat de la région ne veut de cette indépendance, à l’exception d’Israël où le gouvernement Netanyahou soutient « les efforts légitimes du peuple kurde pour obtenir leur propre État ».

En Turquie, Recep Tayyip Erdogan, hostile à toute idée de reconnaissance d’une identité kurde, craint que ce vote ne donne des idées à sa population kurde forte de 15 à 18 millions de personnes et ne renforce le PKK avec lequel il est en guerre. Le statu quo lui convenait très bien puisqu’il y a de très bonnes relations entre Ankara et le Gouvernement Régional du Kurdistan (GRK) de Barzani hostile au PKK. Tandis que sur le plan économique, des centaines de sociétés turques sont implantées au Kurdistan irakien. S’il le décide, Ankara peut asphyxier Erbil en fermant le passage du pétrole kurde qui à 85% passe par un oléoduc qui traverse le sud-est de la Turquie jusqu’au terminal de Ceyhan sur la Méditerranée.

Quant aux principaux acteurs dans le monde, même si les termes utilisés sont différents, ils se rejoignent pour dire leur opposition à un Etat kurde : c’est le cas de l’UE, des Etats-Unis, de la Russie et de la Chine. La France entend préserver l’unité et l’intégrité de l’Irak tout en reconnaissant les droits du peuple kurde.

Mais la principale opposition vient d’abord de Bagdad qui rejette toute idée de séparatisme. Aussitôt après le référendum, le parlement irakien a voté des sanctions avec notamment la fermeture de l’aéroport d’Erbil tandis qu’auparavant le gouvernement avait demandé que ce scrutin soit annulé… La situation risque donc d’être très tendue entre Bagdad et Erbil d’autant que le référendum a eu lieu aussi à Kirkouk dans les territoires riches en pétrole qui ne font pas partie du Kurdistan autonome et qui sont donc «disputés». Même si l’option militaire semble, à ce stade, écartée, d’autant que la lutte contre Daech est loin d’être terminée, on ne peut rien exclure tant les enjeux sont vitaux pour les uns et les autres.

Dans cette nouvelle configuration, trois éléments sont, à mon avis, incontournables : le poids de l’histoire, l’affirmation de l’identité, la question du moment.

Les belles âmes qui s’offusquent aujourd’hui en Occident de ce référendum indépendantiste semblent oublier le silence assourdissant qui régnait en Europe, aux Etats-Unis et ailleurs lorsque les Kurdes ont été victimes d’une des plus terribles répressions de l’histoire contemporaine avec l’opération Anfal. Entre février et septembre 1988, 200.000 soldats irakiens ont été affectés au Kurdistan à des offensives terrestres, des bombardements aériens, des destructions systématiques de zones d’habitation civile, des déportations massives, la mise en place de camps de concentration, des exécutions sommaires et l’utilisation massive d’armes chimiques sous le commandement de Ali Hassan Al-Majid (surnommé « Ali le chimique ») ; pendu, en 2010, en exécution de sa condamnation pour crime contre l’humanité par un tribunal irakien. Si on ne connait pas exactement le nombre de morts que cette entreprise d’extermination a fait, les estimations les plus fiables sont au-delà des 100.000; certaines vont même jusqu’à 180.000… Rien que dans la ville d’Halabja en mars 1988, il y en eut 5.600.

Ces massacres qui s’apparentent à un génocide comme l’ont bien montré les rapports détaillés de l’ONG Human Rights Watch n’ont suscité aucune réaction internationale significative. L’Occident, presque tous les pays arabes et l’Union soviétique soutenaient alors Saddam Hussein dans sa guerre contre l’Iran (septembre 1980-août 1988).

Les Kurdes eux évidemment se souviennent de ces terrifiantes séquences et de bien d’autres encore comme celle qui a suivi la première guerre du Golfe en 1991 quand Saddam Hussein enclencha une nouvelle répression de grande envergure contre les insurrections des Kurdes au Nord et des chiites au Sud. Mais cette fois, les Etats-Unis déclenchèrent l’opération Provide Comfort et imposèrent avec la France et la Grande-Bretagne, une zone d’exclusion aérienne au dessus du Kurdistan ; ce qui constituera le début d’une période radicalement nouvelle : celle de l’autonomie du Kurdistan, consolidée par la chute du régime de Saddam Hussein en 2003 et institutionnalisée par la constitution fédérale irakienne de 2005.

Dans ces conditions, on comprend pourquoi les Kurdes d’Irak veulent absolument leur indépendance. Il y va à la fois de la reconnaissance de leur identité et de la sauvegarde de leur sécurité. Et seul un Etat, un toit politique, peut leur offrir la satisfaction de cette double exigence légitime. Une telle démarche serait inédite au Moyen-Orient puisque, pour la première fois, un peuple choisirait de manière démocratique son propre destin. En fait depuis un siècle, il manque au moins deux Etats au Moyen-Orient : un Kurde et un Palestinien. Pourquoi donc ne pas imaginer cette région quelque peu recomposée avec ces deux nouveaux Etats même si, il faut en être conscient, cela ne manquerait pas d’avoir de sérieuses répercussions sur le destin des Kurdes de Syrie et de Turquie peut-être alors tentés de suivre le même chemin ? Faut-il rappeler qu’au lendemain de l’effondrement de l’Union soviétique de nombreux peuples européens ont voulu et obtenu leur toit politique à commencer par ceux des pays baltes longtemps étouffés par l’impérialisme soviétique ? Et par la suite ceux de Tchécoslovaquie et de Yougoslavie…

Si on admet donc le bien fondé du principe de cette revendication indépendantiste, il reste la question du moment. Pour beaucoup d’observateurs et plus encore pour nombre de responsables politiques (comme le ministre français des Affaires étrangères), « ce n’est pas le bon moment ».

Cet argument est un classique du genre. Ainsi par exemple, depuis plus de 20 ans, les dirigeants européens affirment vouloir reconnaître un État de Palestine « le moment venu ». Et, pour de multiples raisons, ce moment ne vient évidemment jamais.

En réalité, il appartient à chaque peuple de choisir ce moment en fonction des risques qu’il encourt. Le fait même de prendre une telle décision crée un nouvelle configuration qui modifie en partie celle dans laquelle cette décision a été prise. Une telle dialectique incertaine recèle autant de dangers que de potentialités et son issue dépend largement des nouveaux rapports de force qu’elle contribue à établir. Conscient de ces risques, Massoud Barzani a simplement parlé d’une ère nouvelle sans tirer de conséquences définitives de ce oui massif. Il sait qu’il est en position de force sur le projet légitimé par une grande partie du peuple mais en position délicate pour le mettre en oeuvre. Dès lors son objectif sera sans doute de chercher d’abord à consolider le système fédéral qui existe déjà dans la constitution actuelle. Une telle démarche permettrait d’obtenir de nouveaux gains politiques vis-à-vis de Bagdad sans perdre les soutiens internationaux dont il a impérativement besoin. Dès lors un fédéralisme revisité apparait comme le meilleur compromis possible d’autant qu’il ne préjuge en rien de l’avenir. Etant entendu que dans l’histoire contemporaine, aucune formule fédéraliste n’a tenu sur le long terme lorsqu’elle prétend donner une traduction institutionnelle et juridique à la coexistence de communautés aux référents identitaires différents comme nous le démontrent les exemples soviétique, yougoslave, tchécoslovaque et peut-être demain espagnol ou belge. A un moment ou un autre, la tentation de l’État l’emporte toujours…

Jean-Paul Chagnollaud

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