Grèce : La chasse aux fraudeurs

Depuis fin octobre, des informations sont publiées en Grèce sur les fraudeurs du fisc, de l’impôt et autres problèmes de corruption, de détournements de fonds et diverses magouilles et escroqueries. Mais les médias grecs et internationaux se sont pris les pieds dans le tapis entre deux listes, les mélangeant allègrement : la liste Lagarde des 2059 et la liste des 36 politiciens, qui dénonçaient toutes deux les fraudeurs.

L’affaire de la « liste Lagarde » commence en 2008 lorsque qu’un cadre informaticien se sauve de la filiale genevoise de la banque HSBC, avec un listing de 79.000 personnes, dont 8.230 Français et 2.059 Grecs. HSBC est une banque anglo-chinoise fondée en 1865. En 2000, elle a racheté en France le CCF (Crédit commercial de France). Après un transit entre la France, le Liban, l’Espagne, l’informaticien est arrêté en Espagne, suite à un mandat d’arrêt suisse. Il y est toujours incarcéré. En 2010, Christine Lagarde, alors ministre des finances en France, fait passer la liste des fraudeurs grecs à son homologue d’Athènes, Giorgos Papakonstantinou. Mais ce dernier, comme son successeur, Evanguelos Vénizélos (socialiste du PASOK), « égarent » la liste pendant deux ans. Finalement, c’est le journaliste d’investigation, Kostas Vaxevanis, directeur de publication de l’hebdomadaire HOT-DOC qui récupère la liste grâce à une source interne. Il la publie sur dix pages le 27 octobre 2012. Le lendemain, une dizaine de policiers viennent l’arrêter. Le soir même, il est libéré. Devant la levée de bouclier des médias, le tribunal d’Athènes l’acquitte le 2 novembre.

Quant à la liste publiée quasiment en même temps par le site internet « Zouglas », elle livre les noms de 36 politiciens actuellement mis en examen pour différents délits financiers. Mais les médias ont mélangé les deux listes, rendant l’investigation plus compliquée, d’autant qu’elles ont publié à leur « Une » que la liste Lagarde avait provoqué la mort de deux personnes citées : Léonidas Tzanis et Vlassis Kambouroglou. Or, ces deux personnes ne sont pas dans la liste de 2.059 (sauf, s’ils sont cachés sous le nom des 244 sociétés inscrites sous le nom de « sociétés domiciliées ». Sociétés domiciliées dont la majorité appartient au shipping et visiblement de toutes nationalités, dont une drôle de société qui s’appelle « Lorraine »). Tzanis est dans la liste des 36, mais Kambouroglou n’y est pas. S’il est dans la liste des 2.059, il est caché derrière le nom d’une « société domiciliée ».

Depuis trois ans, le SDOE (Unité de lutte contre le crime financier et économique) tente d’y voir plus clair. Cette unité aurait-elle autant de chance que le procureur général anti- terroriste Dimitri Tsévas, mort d’un « arrêt cardiaque » alors qu’il tentait de démêler l’écheveau des connections entre le groupe terroriste du 17 Novembre ( actif de 1975 à 2002) et certains milieux politiques et militaires. Ses archives personnelles, chez lui et à son bureau, ont disparu peu après sa mort.

DEUX DÉCÈS SUSPECTS

Léonidas Tzanis est né en 1955. Avocat à Volos, il a été député du PASOK (Mouvement socialiste panhellénique) de 1993 à 2007. Il a présidé la commission d’enquête parlementaire sur l’affaire du Casino de Floïsvos en 1995. En effet, à l’époque, le ministre du tourisme, Dionysios Livanos, était accusé d’avoir touché des pots de vin pour donner l’autorisation d’ouverture du casino. Tzanis a été secrétaire d’Etat à l’intérieur de février 1999 à octobre 2001, sous le gouvernement du social démocrate Kostas Simitis, l’homme qui a commencé à truquer les données économiques grecques avec des spécialistes grassement rémunérés de Goldman Sachs, pour que le pays entre dans la zone euro. Dans le collimateur de la justice, Tzanis a été retrouvé pendu dans son garage, au sous-sol de sa maison de Volos, le 4 octobre dernier.

Quant à Vlassis Kambouroglou, l’affaire est plus complexe. L’homme jouait les intermédiaires dans des ventes d’armes. Directeur de la société Drumilan International, il était aussi son représentant à Athènes avec son ami syrien Fouad Al Zayat. Kambouroglou a servi d’intermédiaire entre la Grèce et la Russie en 2000. En effet, Athènes voulait acheter des systèmes anti-missiles russes TOR-M1 vendus par la société Almaz-Antey alors dirigée par Igor Vorobiev, puis par Igor Klimev, assassiné en 2003. Les Russes ont payé 21 millions de dollars à la Drumilan, via la Banque populaire de Chypre puis la branche suisse du Crédit agricole. Ce dernier a versé la somme à la société off shore Blue Bell dirigée par un certain Nikos Zigras, cousin de Akis Tsohatsopoulos, alors ministre de la défense. Il s’agit d’un poids lourd socialiste : résistant à la junte des colonels, membre fondateur du PASOK, député de Salonique dès 1981, secrétaire général du PASOK en 1994-95, ministre pendant près de vingt ans (travaux publics, transports, travail, intérieur et défense). Les Russes ont aussi fait passer en Grèce 45 millions de dollars via une banque monténégrine. Tsohatsopoulos, aujourd’hui derrière les barreaux, est accusé par la justice d’avoir touché 1,29 milliard de dollars sur les achats d’armes de son pays. Kambouroglou a été retrouvé mort le 8 octobre dernier dans un hôtel de Djakarta !

LA LISTE LAGARDE

Il s’agit d’une véritable liste à la Prévert, mais qui finalement ne représenterait que 500 millions d’euros dans la filiale genevoise de HSBC. Il y a certainement d’autres comptes à l’UBS et ailleurs, en Suisse. D’autant que plus de 260 milliards d’euros ont été retirés des banques grecques par des particuliers depuis 2008, craignant une faillite des banques comme cela s’était passé en Argentine et en Serbie dans les années 80-90. Les petits épargnants ont caché leurs économies dans des coffres-forts, sous les draps ou les matelas. Mais les gros ont fait passer leur argent à l’étranger : Suisse, Royaume-uni, Chypre et dans différents petits paradis fiscaux.

On note une surreprésentation des retraités et des femmes au foyer dans cette liste. Souvent la fraude se passe en famille : mari et femme, mari-femme et enfants, entre frères, cousins… C’est ainsi qu’on retrouve nombre d’étudiants, sans doute prête-nom et, plus drôle encore, quelques mineurs et même un appelé sous les drapeaux, sans oublier un couple d’employés du fisc au Pirée, quelques agriculteurs et même un vendeur en gros de faux bijoux.

Mais la plupart des 2.059 viennent des professions libérales habituées à ne pas payer d’impôts : architectes, avocats, médecins spécialistes, pharmaciens, garagistes, bijoutiers, éditeurs, professeurs d’université, journalistes… Parmi les secteurs d’activité économique on retrouve le monde du shipping (armateurs, courtiers, plaisance, ferry…), de la bijouterie-diamantaire, du textile, de l’immobilier, du tourisme (hôtels, bars, restaurants), de l’import-export et des industriels du monde des matières premières et de l’agro-alimentaire. Bref, tout ceux qui faisaient, ou qui auraient pu faire, la richesse du pays. On retrouve aussi des étrangers résidant en Grèce et des binationaux : Moyen orientaux (surtout libanais), Italiens, Français, Espagnols, Allemands, Anglo-saxons, Russes et même une Japonaise.

Parmi les personnalités connues : le professeur d’économie à l’université d’Athènes, Ioannis Fountis ; l’armateur Nikos Drossopoulos qui travaille avec les Russes ; la famille Marinopoulos, numéro un de la grande distribution en Grèce et très présent à Chypre, en Bulgarie et en Albanie. Marinopoulos a été racheté par Carrefour en 2000. Mais en juin 2012, le distributeur français a revendu ses parts à la famille Marinopoulos.

On retrouve aussi Ilias Lalaounis, grand créateur de bijoux, né à Athènes 1920, un proche de l’archevêque Makarios et du Shah d’Iran. Il a ouvert sa première galerie à Paris en 1976, puis à New York en 1979, Hong Kong en 1981… Fotis Bobolas, magnat des médias, co-fondateur de Mega TV, éditeur des grands quotidiens « To Vima », « Ta Néa », « Ethnos », très proche du PASOK. Une partie de la famille Goulandris. Les Goulandris sont des armateurs et des mécènes dont la fortune est supérieure aux descendants Onassis et Niarchos. Nikos Papastavrou, l’ancien directeur de l’OTE (l’équivalent de France Télécom). Kostas Kaïlis et sa femme Maria, ancien directeur de DEH (l’EDF grecque). L’entrepreneur Markelos proche de la famille Papandréou. Le diplomate Dimitri Platis. Le consul honoraire de Finlande en Grèce. L’amiral Kostas Baïraktaris et Moïse Konstantinidis, président du Conseil israélite d’Athènes.

Mais il existe des bizarreries dans cette liste. Elle n’est pas classée par ordre alphabétique, ni par catégories socio-professionnelles. Bref, des données brutes. Par ailleurs les noms propres sont écrits en caractères latins et quand il y a mention de la profession, cette mention est rédigée soit en français, soit en anglais, soit en italien !

LA LISTE DES 36

Après l’aspect socio-économique, la liste Zougla épingle les politiciens de droite comme de gauche qui sont la cible actuellement de la justice et du fisc. Nous avons déjà parlé des cas de Tzanis et Tsohatsopoulos. Dans la liste, cinq anciens ministres PASOK, contre quatre Nouvelle Démocratie (conservateurs) ; deux secrétaires d’Etat socialistes, contre un conservateur ; dix députés et ex ND, contre quatre PASOK ; deux maires ou ex- PASOK, contre un ND ; trois hauts fonctionnaires et un préfet et deux chefs de partis politiques. Certaines personnes sont comptabilisées dans deux catégories.
Parmi les personnalités les plus connues : Panagiotis Fasoulas, ancienne gloire du basket grec, ancien député du PASOK et maire de Salonique ; Anastasios Mandelis, ancien ministre socialiste des transports et des communications qui aurait trempé dans le scandale des pots de vin Siemens ; Ioannis Sbokos, ancien bras droit d’Akis Tsohatsopoulos au ministère de la défense en tant que Secrétaire général du ministère ; Nikitas Kaklamanis, député ND, ancien maire d’Athènes ; Giorgos Voulgarakis, ancien dirigeant de l’ONNED (Jeunesses de la ND), étoile montante de la ND, ministre de la culture, de l’intérieur puis de la marine ; Nikos Konstantopoulos, ancien dirigeant du Synaspismos, devenu Syriza (communistes réformés et socialistes de gauche, l’équivalent du Front de gauche). Mais dans cette liste, il existe des probabilités de règlements de compte entre droite et gauche, mais surtout en interne à l’intérieur de la gauche, comme à l’intérieur de la droite, entre différents courants et surtout vis-à-vis des dissidents.

Bref, deux listes qui montrent bien la gravité de la décomposition du pays au niveau de ses élites économiques et politiques. Dans son état actuel, la Grèce sera-t-elle capable de mener une véritable opération « mains propres » ? On peut objectivement en douter.

Christophe Chiclet, membre du comité de rédaction de Confluences Méditerranée

29 novembre 2012